Point sur l’engagement de la responsabilité civile de l’Etat pour les dégradations résultant de manifestations ou d’émeutes

Le contexte actuel de violences urbaines appelle à la réflexion sur la réparation des dommages effectués lors des manifestations violentes ou en cas d’émeutes : voitures incendiées, magasins pillés…

Bien souvent les victimes se retrouvent seules face à des dégradations que leur assureur refuse de prendre en charge : il convient dès lors de rappeler que la responsabilité de l’Etat peut être mise en cause.

Petit point juridique sur cette responsabilité particulière.

L’Etat est responsable même sans faute

  • Une responsabilité qui incombe uniquement à l’Etat et non pas aux communes

La responsabilité pour les dommages causés du fait des attroupements est une responsabilité qui ne concerne que l’Etat.

En effet, la loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’Etat, a transféré la responsabilité sans faute à l’Etat ainsi que le contentieux qui en relève à la juridiction administrative.

L’article 92 de cette loi est désormais codifié dans la Code de la Sécurité intérieure à son article L. 211-10 qui prévoit que :

« L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. »

Les collectivités territoriales, au premier rang desquelles les communes, ne sont dès lors plus responsables comme cela était le cas auparavant.

  • Qu’est-ce que la responsabilité « sans faute » ?

Le régime de responsabilité « sans faute » est une spécificité de l’Etat qui résulte de sa nature sans commune mesure par rapport aux personnes privées et aux autres personnes publiques.

Ce régime induit que la responsabilité de l’Etat peut être mise en cause, dans des cas très limités et précisés par la loi, même lorsque ce dernier n’a commis une quelconque faute.

Le Législateur (et parfois le juge administratif au travers de la jurisprudence) estime en effet qu’il incombe à l’Etat de réparer les préjudices anormaux et spéciaux, c’est-à-dire qui excède tout ce qui peut être supporté par tout un chacun du fait de l’activité normale de l’administration.

  • Une responsabilité qui s’engage devant le Tribunal administratif

Si une telle responsabilité s’engageait contre les communes et devant le juge judiciaire avant la loi de 1983, elle s’engage désormais contre l’Etat devant le Tribunal administratif.

A noter également que le juge pénal ne peut pas connaitre de l’instance formée devant le juge administratif puisque le Tribunal des conflits (qui détermine la répartition des compétences entre chaque ordre juridictionnel, privé ou public) a estimé qu’une telle procédure ne pouvait aucunement relever du tribunal correctionnel (Tribunal des conflits, 21 mai 2001, Préfet de la Réunion, n°3260).

Les conditions nécessaires à l’engagement de la responsabilité sans faute de l’Etat

  • Les dommages causés doivent être le fait d’un « attroupement » dont les actes ne sont pas prémédités

La définition des « attroupements » ou des « rassemblements » a été principalement posée par la jurisprudence du Conseil d’Etat mais également du Tribunal des conflits.

Il convient bien évidemment de souligner que des individus agissant de manière isolée, des groupes spécialisés dans l’action violente ou constitués pour satisfaire une volonté de représailles ou de vengeance ne rentrent pas dans cette définition.

On peut à cet égard citer plusieurs exemples d’exclusion :

  • l’interception d’un camion transportant de la viande pas un groupe d’une soixantaine de personnes cumulé au déversement de carburant sur le contenu du camion et « eu égard au caractère prémédité de ces actions », ne pouvait être regardé comme caractérisant un « attroupement » (Conseil d’Etat, 26 mars 2004, Société BV Exportslachterii, Apeldoorn ESA, n°248623).
  • lorsque les agissements ont été prémédités « dans le cadre d’une action concertée et avec le concours de plusieurs personnes » (Tribunal des conflits, 15 janvier 1990, Chamboulive et autre c/ Commune de Vallecalle, n°02607), alors la responsabilité sans faute de l’Etat ne peut pas être engagée car ces agissements n’ont pour objectif que de détruire ou d’agir par vengeance.
  • Ou encore le cas d’un ensemble d’individus non-identifiés disposant d’une identité propre agissant de manière préméditée type « opération de commando » ne peut pas non plus être regardé comme un attroupement.

En revanche, le Conseil d’Etat a admis dans un avis de 1998 (Conseil d’Etat, avis, 20 février 1998, Sté d’études et de construction de sièges pour l’automobile, n°189285) que les dommages causés par l’action des manifestants ou des grévistes doivent être imputables à un attroupement ou un rassemblement « précisément identifié » même lorsqu’elles dégénèrent en violences urbaines (Conseil d’Etat, Sect. 2000, Assurances générales de France, n°188974).

Mais dans un cas plus proche de celui qui nous concerne actuellement – à savoir celui des émeutes de 2005 -, la position du juge administratif est quelque peu ambiguë.

En effet, le manque de précision de la définition posée par la loi induit une certaine latitude du juge dans l’application de cette dernière.

Toutefois, il faut souligner que le Conseil d’Etat a récemment confirmé la logique qu’il avait pu initier cette dernière décennie : l’Etat ne peut pas être responsable lorsque les actions ont été préméditées (Conseil d’Etat, 28 oct. 2022, Ministre de l’Intérieur c/ SANEF, n° 451659).

Aussi, dans ce cas précis, le Conseil d’Etat avait souligné que les dégradations et dommages subis par la société s’inscrivent bien « dans un ensemble d’actions délictuelles, concertées et préméditées, notamment des dégradations, vols de matériels et de véhicules commis en ville, en dehors de l’autoroute, et sur l’autoroute, et la menace d’autres actions violentes », et ne « procédaient pas d’une action spontanée dans le cadre ou le prolongement d’un attroupement ou rassemblement mais d’une action préméditée, organisée par un groupe structuré à seule fin de les commettre ».

La responsabilité sans faute de l’Etat peut donc être mise en cause si et seulement si les actions délictuelles qui s’y déroulent ne sont pas préméditées.

  • Les actes en cause doivent être constitutifs de crimes ou de délits

Autre condition pour déterminer l’engagement de la responsabilité de l’Etat, les dommages en cause doivent être la conséquence de faits constituant des crimes ou de délits.

Pour ce faire, le juge administratif n’est aucunement lié par la qualification des faits établis par le juge pénal : il se saisit en réalité du droit pénal pour déterminer lui-même la qualification juridique des faits (Conseil d’Etat, Ass., 8 janvier 1971, n°77800 Ministère de l’Intérieur c/ Dame Desamis).

A cet égard, on peut citer plusieurs exemples éclairants :

  • Celui d’un mouvement de recul d’une foule  :

« Des lycéens au nombre de 1 500 à 2 000 environ se sont rassemblés devant le lycée Henri IV à Béziers et que, au moment où certains d’entre eux tentaient de pénétrer dans le lycée à la suite d’un professeur, la porte a été refermée, les lycéens étant repoussés contre une balustrade qui s’est effondrée, blessant notamment le fils mineur de M. X… ; que la cour, qui, en décrivant avec précision les circonstances de l’accident et notamment le comportement des manifestants, avant d’écarter la responsabilité de l’Etat, a implicitement, mais nécessairement estimé que ce comportement ne constituait pas un délit, a suffisamment motivé son arrêt » (Conseil d’État, 19 mai 2000, Languedoc-Roussillon, n°203546).

Le juge administratif doit donc déterminer par lui-même si les faits en question sont constitutifs d’un crime ou un délit selon le droit pénal en vigueur.

  • Il faut démontrer un lien de causalité entre le comportement des manifestants et le dommage causé

Enfin, comme tout engagement de responsabilité, il est nécessaire de démontrer un lien de causalité « certain et direct » entre les actes de violence commis par les manifestants et les dommages causés, qu’ils soient corporels ou matériels : il peut même s’agir des dommages liés à la hausse des coûts d’exploitation ou des pertes de recettes d’exploitation.

A retenir

La responsabilité sans faute de l’Etat du fait des attroupements peut être engagée devant le juge administratif si les violences ne sont pas préméditées, qu’elles constituent un délit ou un crime selon le droit pénal en vigueur, et qu’il existe un lien suffisamment direct et certain entre ces dernières et le préjudice allégué.

 

Antoine de Griève